Le Temps des Choses/Les Choses
du Temps
David Brunel
July 2020
Un voir de brume — portique de nuages
Pour le regardeur qui ne sentirait pas qu’en surface de nombreuses œuvres de Inge van der Ven quelque chose qui n’appartient pas à la vision rationnelle se passe, se joue, se déroule, s’énonce, celui-là aurait alors à se repositionner. Car devant ce travail, un voir détaché, peu appliqué à la reconnaissance, peu soucieux de la compréhension, un voir qui se situerait à la limite de la précision optique, un voir en bascule, un voir sans question, vierge, un voir de brume, un voir cryptique, lequel ouvre grand les portes de la perception et place le regardeur sous l’arche de la phantasia — portique de nuages, ce voir là a priorité. Il est une étape première, utile à la rencontre de ces œuvres, il rejoint quelque peu la contemplation telle que Bergson la précise : « contempler c’est s’immerger dans une manière virginale de voir, d’entendre et de penser ». Allons alors vers cette immersion sensorielle virginale, ces œuvres nous y invitent, et profitons, apprécions, jouons le jeu des sensations, des impressions, et de l’expérience esthétique.
C’est dans la quiétude de ce regard relâché que les amoncellements de formes, de matières, et de couleurs, lâchent pleinement leur senteur originelle. C’est dans ce voir flottant que toutes les petites traces van der veniennes diffusent totalement leur fragrance onirique, ontique, celles d’un monde dans lequel les objets ont eux aussi une vie propre, une existence autonome, une âme, et dont chaque œuvre est garante, devenant pour ainsi dire l’authentique garde du corps de l’esprit des choses.
Ces œuvres appellent poétiquement et clairement le regardeur à se situer dans un temps hors précision optique, hors assiduité référentielle, afin d’acquérir un voir autre, un voir meilleur, un voir capable de repérer cette exhalaison liminaire singulière que possèdent indéniablement beaucoup des créations de Inge van der Ven. Aura de surface donc, comme une sorte de premier plan invisible installé en amont même de la matière, situé à fleur d’œuvre. La captation sensorielle de cet invisible flottant à la surface des œuvres de l’artiste néerlandaise s’apparente peu ou prou à l’interception d’une subtile odeur de cuisine qui aurait été saisie depuis le hall d’entrée, dès l’arrivée, au moment où le voyageur se débarrasse de ses enveloppes calorifiques. Annonce olfactive prometteuse, claquement de doigts proustien, motricité de l’œuvre à l’œuvre, brillante orientation thématique — comprendre ici que ce délicat fumet libéré par l’enrobage invisible au sein duquel l’œuvre se trouve est annonciateur d’une thématique qui traverse de part en part le travail de Inge van der Ven, à savoir, la temporalité (pensée sur laquelle nous reviendrons).
Réceptacles et enveloppes — cohérence et cohésion
Pour se situer maintenant en-dessous de cette couche auratique évoquée, au niveau de la surface même des œuvres, du côté de l’apparence de ces « Combine-paintings » pour ainsi les nommer (de Braque à Rauschenberg à aujourd’hui, l’assemblage dadaïste toujours rebondit), nous voyons que les figures qui s’y trouvent inscrites sont multiples, variées, voire totalement hybrides : arbres, maisons, tasses, bols, fleurs, papillons, canapés, chaises, baignoires, vêtements, bouteilles…, se trouvent là représentés. Ces sujets pourraient être pensés comme hétérogènes, mais en réalité ils ne le sont pas autant qu’ils le laissent croire. Ces divers référents formeraient plutôt deux grandes familles complémentaires entre elles et parfaitement unies — cohérence et cohésion.
Il y a d’une part ces récursifs lieux de réception des corps et des matières : lits, chaises, canapés, maisons, baignoires, tentes, tapis, chaussures, bouteilles, verres, tasses, bols, vases… Eux forment un ensemble, celui des réceptacles, lequel diffuse l’idée d’accueil, d’abris, de refuge, de bienvenue, de cocon, de nids, ventres maternels en tout genre. Et il y a d’autre part ces membranes d’empaquetage des corps et des matières, peaux diverses dirons-nous : tissus, vêtements, collants, torchons, serpillières, papiers peints, journaux, feutre, laine... Ces membranes forment un autre ensemble, celui des enveloppes, lequel diffuse, lui, l’idée d’habillement, de protection, de fourreau, de pelage, d’emballage, de housse. Et observons bien que l’ensemble des enveloppes voisine parfaitement avec l’ensemble des réceptacles dans la mesure où, en toute logique, le réceptacle est proche de l’enveloppe, et vice-versa. Leurs caractéristiques sont donc communes. Les deux ensembles se conjuguent, ils se croisent, se tissent, ils se répètent et se relancent dans et par leur gémellité — cohérence et cohésion de nouveau.
De l’ensemble des réceptacles à celui des enveloppes, nombreuses sont les formes et les matières qui évoquent l’enrobage, l’empaquetage, sauf qu’ici, au contraire de Christo et Jeanne-Claude, cet emballage ne souligne pas la forme du plein d’en-dessous mais plutôt le vide d’un intérieur parti, à retrouver, d’un dedans échappé, à regagner, d’un espace en creux qui demande à être comblé (un peu à la manière des cavités anthropomorphiques pompéiennes que Roberto Rossellini installe dans Voyage en Italie, grand moment de réapparition de la disparition !). Ni tristesse ni grisaille dans cette convocation par le vide avec laquelle joue souvent l’artiste amstellodamoise, juste une petite pincée de mélancolie qui amplifie l’appel à la complétude, l’invitation à rejoindre la forme réceptacle, et à se laisser envelopper.
Ainsi, accepter d’aller s’asseoir avec les yeux sur une chaise image, c’est épouser une forme. Plonger dans une baignoire par le regard, c’est se glisser dans une forme ; entrer dans une maison de laine par la pensée, c’est pénétrer une forme. S’allonger avec les yeux dans une tente microfibre, c’est prendre place dans un cocon, c’est se préparer à devenir papillon, c’est aménager l’éclosion et l’envol du regard. Ces deux ensembles, réceptacles et enveloppes, sont sans doute aménagés à cet effet, ils multiplient les tremplins pour la contemplation et aident donc à « s’immerger dans une manière virginale de voir, d’entendre et de penser » pour faire revenir les mots de Bergson initialement posés.
Une poinçonneuse de l’écoulement
Inge van der Ven peut être vue comme une poinçonneuse de l’écoulement, une fidèle du Panta rhei héraclitéen, elle joue avec le temps, elle fait des petits trous dans l’invisible continuum de la temporalité et restitue ses extractions sous une forme détournée. Des confettis par exemple, couleurs du temps extrait, pelures colorées, écorces du monde, des téguments pour nommer les choses avec encore plus de précision — la métaphore devenant ici presque métonymie. « Le passé n’existe qu’en tant que souvenir présent, l’avenir en tant qu’espoir présent, quant au présent, il est insaisissable » écrivait Jorge Luis Borges, Inge van der Ven pourchasse cet insaisissable, elle tente de lui trouver une forme, des formes, des couleurs, des matières, elle en fait des présences matérielles, physiques, tangibles. Chaque œuvre de cette artiste devient un peu la chrysalide de cette quête, le poinçon résiduel de son cheminement dans le temps des choses et les choses du temps.
Blossom, cet arbre serpillère à la floraison de confettis, pourrait être défini comme œuvre paradigmatique de cette thématique temporelle en ce sens que s’y trouvent symboliquement inscrits, en surface, peut-être repérables grâce au voir de brume pour faire revenir cette posture optique liminaire, divers aspects du temps. Il y a visiblement d’une part ce temps cyclique, le temps du bourgeonnement, celui du déroulement de la nature et de son retour périodique — Printemps botticellien bassa danza en moins et serpillière en plus. Puis il y a potentiellement un temps suspensif, arrêté, celui de l’image fixe, et Blossom est une. Cette œuvre, comme d’autres œuvres de l’artiste, nous pensons particulièrement à ses fleurs, Fleurs-plastique, Fleurs de thé, mais aussi d’autres productions, mettent en vue un temps suspendu. Ce temps suspendu que Vermeer savait peindre (cf. La dentelière, La liseuse à la fenêtre, La Femme à la balance, La femme en bleu lisant une lettre…). Purs gestes suspensifs chez Vermeer, images immobiles de gens immobiles, monuments de silence, mouvements statufiés dans une coulée de lumière, des figures dont la statique invoque l’éternel, soit une sortie du temps — relation temporelle inversée en regard de l’écoulement mais rapport au temps somme toute. Et puis il y a enfin et indéniablement ce temps réuni, compilé, unifié, celui de la couture, temps nécessaire au recouvrement de cette toile de sol par ces petits bourgeons colorés, ces confettis cousus là, un à un, avec du fil, délicatement, patiemment. Ce temps poïétique, celui du faire, Blossom l’arbore, l’affiche, le rend gracieusement captable. Telle une Pénélope contemporaine, poinçonneuse de la temporalité, Inge van der Ven tisse, car c’est indispensable pour elle, et essentiellement ludique car elle sait très bien, avec Georges Bataille et non de Georges Bataille simplement, que « [c]e que l’art est tout d’abord, et ce qu’il demeure avant tout, est un jeu ». Avec Blossom, et bien d’autres œuvres encore, Inge joue, elle joue avec Clotho et Lachésis, deux des trois Moires, respectivement préposées au tissage et au filage du fil de la vie.
Palimpsestes et temps courts
Passée l’apparence de l’œuvre, passé le figuratif, et peut-être grâce au voir de brume sus-évoqué, remarquons que les matières utilisées indiquent également d’un subtil claquement de doigts, comme un écho lointain, la thématique transversale de l’œuvre, i.e. la temporalité. En effet, au-delà des formes reconnaissables, objets identifiables et référents récurrents déjà relevés, nombreux sont les matériaux qui reprennent cette même thématique temporelle, nous visons tout particulièrement les journaux, les photographies jaunies, les serpillières ternies et autres éponges usagées, torchons défraîchis, papier essuie-tout… Ces corps portent à leur manière et pour la plupart d’entre eux, des traces de (leurs) vies ainsi que des caractéristiques éparses mais propres du palimpseste, à savoir, réutilisation, traces, mémoire, effacement, inscriptions, poinçons, empreintes... A cela nous voudrions ajouter qu’au sein de ces référents récurrents — retour vers l’apparence déjà —, une catégorie spécifique se dégage, celle des référents au caractère éphémère, nous pensons là aux papillons, aux bourgeons, aux floraisons, aux fécondations, à toutes ces petites notes passagères, légères, fragiles et colorées que l’artiste joue sur la partition de la temporalité et pour lesquelles une place dans son œuvre est clairement réservée.
Ces temps courts pour les nommer ainsi, croches et doubles croches des mélodies que compose Inge van der Ven, agrémentent et contrastent le temps long du palimpseste, cette mémoire enfouie dans les matériaux et supports. Ces temps courts donc, papillons colorées, fragiles bourgeons, floraisons lumineuses, fécondations singulières, interviennent comme agents révélateurs de la thématique temporelle. Belles portées, bel équilibre rythmique, admirables mélodies, musique exquise. Et si une clef devait être attribuée à ces ritournelles chromatico-temporelles, elle n’aurait sans doute pas l’apparence d’une clef de sol, de fa, ou d’ut, mais plus mystérieusement, et plus logiquement aussi, la forme d’une bourse de sirène, soit un élément totémique du travail de l’artiste hollandaise. Question corollaire, immédiate et légitime : qu’est ce qu’une bourse de sirène et quelle est sa forme ?
Bourses de sirènes — une forme totem
Les bourses de sirènes, magnifiques petites choses organiques de quelques centimètres seulement, de couleur crème parfois, brune la plupart du temps, les « mermaid’s purses » pour conserver la terminologie utilisée par l’artiste elle-même, ce sont ces œufs propres à certains chondrichthyens ovipares, raies, chimères, et autres petits requins qu’offre la laisse de mer. Arpenter les plages pour collecter dans le marché gratuit de la laisse de mer est une activité d’atelier pour Inge van der Ven, une source d’inspiration autant que de respiration — ions négatifs, iode, énergie. La forme des mermaid’s purses pour en revenir à ces petites choses se situe entre celle d’un hamac négligemment posé au sol et celle plus rigide et symétrique d’une civière, soit une espèce de H majuscule dont la barre centrale est notablement épaissie, les contours assouplis, et le volume sensiblement en cloque. La connotation humanoïde des mermaid’s purses apparaît presque instantanément. Elles deviennent très vite des corps qui dansent, des petits ventres qui se contorsionnent, des bras, des poignés, des doigts fins, qui s’enroulent et se déroulent, il y a entre elles du lien, de la connexion, de la vie — la bassa danza des Trois Grâces installées dans Le Printemps de Botticelli est bien là cette fois —, chorégraphie organique, mouvement du monde, de la Natura. Parler de mermaid’s purses avec Inge van der Ven c’est appeler son visage à s’animer, et ses yeux à briller.
« Vivre, c’est trouver une forme » estimait Friedrich Hölderlin. Inge doit le savoir, non d’un fragment poétique rencontré, lu, mais par intuition acquise, sensation avérée. Elle a effectivement trouvé une forme symbolique puissante, poétiquement ouverte, malléable, exploitable, une forme totem, une mine d’art.
Déglinguer des chaises — reflux de la réalité
Nombreux sont les dessins, peintures, découpages, impressions, voire tout bonnement des constructions physiques de chaises, repérables dans l’œuvre de cette artiste septentrionale. Un référent chronique de plus dont la forme bidimensionnelle s’apparente à celle des mermaid’s purses. Il y a une certaine logique là-dessous, une certaine continuité là-dedans.
Des chaises donc, des chaises en question, des chaises parce qu’elles reviennent dans l’œuvre de Inge van der Ven comme la pluie en Hollande, des chaises pour augmenter l’ensemble des réceptacles, mais qu’en faire ? Les ramener à Vincent van Gogh par exemple. Pourquoi ? Parce que van Gogh en a déglingué une en Arles à coup de pinceaux au début du XXe siècle et que cette déconstruction a permis doucement de changer le regard des foules et leur façon de voir. Van Gogh a choisi une chaise comme référent utile à sa mise à mal de la perspective. Inge van der Ven a manifestement retenu cette leçon, elle a su voir en poétesse des objets ce qui, dans cette chambre arlésienne, ouvrait les portes de la modernité et questionnait la représentation. Ses chaises tordues aux perspectives bancales peuvent être vues comme un hommage, encore des siècles après, à cette fureur de peindre insérée dans chaque pinceaux que van Gogh a utilisé autant qu’à cette perspective flamande délibérément bancale, celle des Jan van Eyck, Petrus Christus, Rogier van der Weyden, des Hans Memling, Robert Campin ou autres peintres flamands. Une perspective magnifiquement insoucieuse de la justesse mathématique, laquelle ne visait en rien la réalité dans la représentation mais plutôt la représentation de la représentation.
A la question posée à Inge van der Ven, qu’est-ce qu’une chaise ? Sa réponse est directe, simple, claire, horizontale et déshabillée comme le parler batave, elle fuse : « A chair, is something to sit on ». Implacable. En revanche, si la question devenait : qu’est-ce qu’une chaise représentée, ou que devient une chaise représentée ? La réponse de l’artiste serait moins prompte, moins horizontale, et certainement pas verbale, elle serait une réponse en image, en collage, en question, une réponse en forme de mermaid’s purses peut-être… ?
Authentiques palimpsestes
Œuvres sensibles, douillettes, intimes, profondément intimes, à ce point intimes que l’artiste ne veut pas se séparer de certaines, elle ne les laisse pas partir, elle ne les vend pas, elle les garde auprès d’elle, celles dont elle sent/sait, que des bouts d’âme ont glissé vers la toile, dans la colle. « Mêlez toute votre âme à la création ! » écrivait Hugo. Contempler une création de Inge van der Ven permet la vérification de cette pensée hugolienne.
Oui, les œuvres de Inge van der Ven, en toute fragilité, en toute discrétion, en toute délicatesse, s’offrent au regard comme d’authentiques palimpsestes, accumulation de légères cicatrices, enrichies de « petites notes colorées », lesquelles sont jouées dans la tonalité des mermaid’s purses. Matières et formes privilégiées, élues, sélectionnées et recyclées pour leurs propriétés haptique, chromatique, mnésique, symbolique, esthétique, poétique. Chaque œuvre s’affichant comme la cartographie de sa propre construction, de son advenue, mémoire poïétique offerte, ouverte. Petits corps de bandelettes, fragiles momies contemporaines, sarcophages miniatures, chaises anthropomorphiques, bourses de sirènes, dans chacune des œuvres de cette artiste se cache un portrait du Fayoum — soit la présence d’une vie passée dont l’aura persiste, traverse le temps, et touche le regardeur d’aujourd’hui.
David Brunel
Docteur en philosophie esthétique, écrivain, photographe,
chargé de cours en Sciences de l’art à Aix-Marseille Université,
en Arts du Spectacle et en Esthétique à l’université Paul Valéry Montpellier III.